Hinkemann, de Ernst Toller

© Elisabeth Carecchio

© Elisabeth Carecchio

Traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani, mise en scène de Christine Letailleur, au Théâtre national de la Colline

Né dans l’ancienne Prusse – aujourd’hui la Pologne – dans une famille juive, Ernst Toller (1893-1939) se trouve au coeur de conflits territoriaux et politiques. Il s’engage comme volontaire dans l’armée, au début de la Première Guerre mondiale et combat pendant un an avant de s’effondrer physiquement, et moralement. Il quitte le front pour raison de santé et en revient profondément changé. Devenu fervent défenseur de la Paix, il s’engage auprès de l’extrême gauche marxiste révolutionnaire au sein de la Ligue spartakiste de Rosa Luxembourg, et défend les anarchistes.

Inculpé de haute trahison et condamné à mort, sa peine est commuée à cinq ans de prison, qu’il passe dans la forteresse de Niederschönenfeld. C’est là qu’il écrit Hinkemann, et ses pièces connaissent très vite un réel succès. Il quitte définitivement l’Allemagne en 1933 et s’exile aux Etats-Unis, pour dénoncer les crimes nazis, mais l’Histoire le rattrape : désespéré par le triomphe du nazisme, séparé de sa femme et sans argent, il se suicide en mai 1939, à New-York.

Contemporain d’Erwin Piscator pour qui le théâtre était un outil politique, la première pièce d’Ernst Toller, Transformation, était directement inspirée de ses expériences de guerre tandis que son journal, Une jeunesse en Allemagne, confirmait sa singularité. « Si l’on me demandait de quel côté je suis, je répondrais : une mère allemande m’a mis au monde, l’Allemagne m’a nourri, l’Europe m’a élevé, la terre est mon foyer, le monde ma patrie ».

Hinkemann porte en filigrane la biographie de l’auteur, même si elle fait œuvre de fiction. La fable parle de la tragédie d’un jeune soldat qui revient du front, abimé et détruit, touché dans sa dignité même car émasculé, et témoigne de la cruauté de cette guerre. Toujours amoureux de sa femme, Grete, qui l’est aussi de lui, il cherche à la reconquérir, à travailler et à se ré-insérer dans une vie normale. Il accepte un travail, repoussant et spectaculaire, dans une fête foraine, celui de tuer des rongeurs avec les dents et d’absorber un peu de leur sang, lui qui représente tout le contraire de la cruauté et n’aurait pas fait de mal à un chardonneret, comme le montre le début de la pièce, avec nostalgie et poésie. Mais Grete fait un pas de côté et prend pour amant l’ami d’Hinkemann, le grossier Paul Grosshahn dont elle tombe enceinte. Quand elle décide de faire marche arrière, celui-ci se venge et devient un provocateur qui balance. Hinkemann s’embrase et retourne la violence qu’il reçoit dans un constat très pessimiste sur le monde : « Les hommes sont comme ça. Et ils pourraient être autrement s’ils voulaient. Mais ils ne veulent pas. Ils lapident l’esprit, ils le tournent en dérision et ils souillent la vie, ils la crucifient toujours et toujours à nouveau… On dirait des navigateurs que le Maelström attire à lui et contraint à se fracasser les uns aux autres… »

Dans Hinkemann, l’individuel et le collectif se rejoignent, par l’interaction de la petite et de la grande Histoire sur fond de chômage, de syndicalisme et de luttes du prolétariat, sans compter la montée de l’antisémitisme. Cette tragédie sociale et politique traverse plusieurs courants de pensée, du matérialisme à l’anarchisme et questionne sur le bonheur, impossible. Toller quitte le langage naturaliste et puise dans l’expressionnisme tel que le définit René Radrizzani, co-traducteur de la pièce : « Ce théâtre ne veut plus, tel le naturalisme ou le cinéma, être un décalque de la vie extérieure, une tranche de vie vue du dehors ; mais – changement de perspective total – le lieu où un personnage central exprime, donc tire de son for intérieur, ses plaintes, ses conflits, sa résurrection spirituelle, sa conquête d’un sens, ses visions ».

Christine Letailleur s’empare de cet univers du tragique qui évoque celui de Büchner, ou celui de Von Horváth. Elle s’intéresse depuis longtemps aux auteurs allemands, et a monté deux pièces de Hans Henny Jahnn : Médée, en 2001 et Pasteur Ephraïm Magnus, en 2004, elle a aussi présenté en 2010 Le Château de Wetterstein de Frank Wedekind. Sa lecture met l’accent sur l’intime, par l’histoire du couple que forme Grete et Hinkemann. Pour interpréter Hinkemann, elle a choisi Stanislas Nordey avec qui elle a souvent travaillé – qui a lui-même mis en scène de nombreux auteurs, qui a codirigé le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, et qui a assuré la responsabilité pédagogique de l’école du Théâtre national de Bretagne – Le projet s’est même construit pour lui et avec lui. Il est magnifiquement habité, torturé et incandescent, la pièce repose pour partie sur ses épaules. La metteure en scène a aussi choisi Charline Grand qu’elle a déjà dirigée, dans le rôle de Grete. L’actrice a fait ses classes à l’école du TNB, elle a la force et la fragilité du rôle.

La scénographie se compose de panneaux de couleur sombre dans lesquels une grande fenêtre ressemblant à celle d’un bâtiment industriel permet de jouer avec le dedans – l’intérieur de la maison, de la taverne ou l’arrière de la fête foraine – et le dehors, la rue. Le dispositif conçu par Christine Letailleur et réalisé par Emmanuel Clolus est sobre et beau. Les lumières de Stéphane Colin sont pure réussite, elles servent l’intime et, par leur clair-obscur, la tragédie et la noirceur de ce pays des ombres qu’est l’Allemagne de ce temps-là, en déstructuration. Les séquences faussement gaies de la fête foraine ajoutent à la lourdeur ambiante, mais ne sont pas tout à fait abouties, de même que les scènes de l’apparition de la mère, de l’esquisse de la prostitution ou du groupe des syndicalistes.

Hinkemann est un spectacle puissant par le témoignage qu’il porte sur une époque perturbée et dévastatrice où s’affirme l’antisémitisme, et sur l’exploitation des classes populaires. Le texte d’Ernst Toller laisse des traces et invite à la réflexion. Et l’auteur, loin de ses utopies de jeunesse, pose : « Si nous croyons au pouvoir de la parole, et en tant qu’écrivains, nous y croyons, nous n’avons pas le droit de nous taire » en écho à la solitude de son personnage : « … Que savons-nous ?… Quelle est notre origine ?… notre destination ?… Chaque jour peut apporter le paradis, chaque nuit le déluge. » Et le début XXème était bien le déluge.

 brigitte rémer

avec : Michel Demierre, Christian Esnay, Manuel GarcieKilian, Jonathan Genet, Charline Grand, Stanislas Nordey, Richard Sammut.

Texte de Ernst Toller traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani – adaptation, mise en scène, conception scénographie Christine Letailleurscénographie Emmanuel Clolus assisté de Karl Emmanuel Le Bras – lumières Stéphane Colin – son Bertrand Lechat – assistant à la mise en scène Manuel GarcieKilianLe texte de la pièce est publié à L’avant-scène théâtre.

Théâtre national de la Colline, du 28 mars au 19 avril 2015, 15 rue Malte-Brun, 75020, métro : Gambetta. Tél. : 01 44 62 52 52. Site : www.colline.fr